Giverny | La collection d’estampes japonaises de Claude Monet
(HIROSHIGE HITSU – Vues des tourbillons de Naruto à Awa) La collection d’estampes japonaises constituée par Claude Monet réunit deux cent trente et une gravures. Après une éclipse de quelques années consécutive à son legs par Michel Monet, elle a retrouvé son cadre d’origine dans la maison du peintre, à Giverny, restaurée grâce aux efforts de M. Gérald van der Kemp et des généreux amis de l’Institut de France.
Le visiteur de Giverny est souvent surpris de ne pas y trouver de nombreuses peintures du maître des lieux, mais des reproductions de son œuvre. Ses toiles sont en effet dispersées aujourd’hui entre des musées français, notamment Marmottan et le jeu de Paume, des musées étrangers et des collections privées. Et Giverny, en ce sens, évoque davantage l’homme qu’était Monet que son travail pictural.
L’étonnement du visiteur est, au demeurant, une excellente entrée en matière. Car ce cadre à la végétation luxuriante, cette très riche collection de gravures japonaises, surprenaient déjà les familiers du grand innovateur impressionniste. A l’aide de cette « machine à remonter le temps » que peut être l’imagination, pensons que nous éprouvons-là des sentiments proches de ceux qui saisirent, il y a quelque cent ans, Marc Elder, le duc de Trévise ou Gustave Geffroy, un des habitués de Giverny : cette salle à manger aux lambris peints en jaune pâle, relevé aux moulures d’un jaune plus vif, aux meubles, buffets, dressoirs, peints de même manière, décorée sur toutes les murailles d’une profusion d’estampes japonaises, simplement mises sous verres, les plus belles, les plus rares, de Korin et Harunobu jusqu’à Hokusal et Hiroshige ; et les plus inattendues aussi, où l’art du Nippon s’est appliqué victorieusement à représenter les costumes et les aspects de la vie hollandaise aux colonies. C’est en 1883 que Monet a le coup de foudre pour cette attachante demeure qu’il découvre au cours d’une promenade. Il l’habitera jusqu’à sa mort, en 1926. Durant cette longue période, le peintre aménage inlassablement la maison, y ajoute ateliers et serre et consacre beaucoup de temps à son jardin sans cesse renouvelé. Ce bouleversement, cet acharnement à toujours vouloir améliorer ce jardin, à en changer les couleurs, témoignent de la même volonté farouche qu’il a de peindre, peindre et repeindre certaines de ses toiles à la recherche d’un absolu qui dépasse la peinture. Les Nymphéas et leurs nombreuses versions sont là en contrepoint, curieusement séparées de ce jardin par un petit pont, comme par hasard japonais. Demeure, jardin, estampes peuvent être perçus ainsi, parallèlement au travail du peintre, comme des épiphénomènes d’une personnalité riche, originale et toujours sur la brèche.
Comparaison avec des collections d’estampes japonaises de peintres
La collection de Monet présente avant tout un intérêt historique, car elle est, comme celles de Vincent van Gogh et d’Auguste Rodin conservée à peu près dans son unité. Si de nombreux autres peintres, de Bracquemond à James Mac Neil Whistler, de Henri de Toulouse-Lautrec à Pierre Bonnard rassemblèrent, par goût ou par affinité artistique, des gravures ukiyo-e, aucun ensemble n’est parvenu complet jusqu’à nous. Parmi les impressionnistes proches de Monet, Edgar Degas et Camille Pissarro subirent le charme des artistes nippons, particulièrement d’Utamaro dont le dernier posséda une dizaine de planches, par exemple le {Portrait d’une jeune femme essuyant un plateau} et {Morokochi de la maison Echizenya}. La collection d’estampes japonaises de Degas nous est plus familière car le catalogue d’une vente posthume, des 6 et 7 novembre 1918, mentionne un lot de gravures composé de Kiyonaga (Le Bain des femmes), d’Utamaro (deux triptyques), d’Hokusai, de Toyokuni et d’une quarantaine de planches d’Hiroshige ainsi que de deux albums de Sukenobu. A la simple énumération de ces noms d’artistes, nous notons l’attirance de Degas
pour les grands maîtres de la gravure japonaise et spécialement pour ceux du XVIIIe siècle.
Les estampes japonaises de Vincent van Gogh, accrochées en permanence au Musée Vincent van Gogh d’Amsterdam comme celles de Monet à Giverny, offrent un panorama artistique du XIXe japonais où prédominent les courtisanes et les portraits d’acteurs de Kunisada, Kuniyoshi et Yoshitora, artistes qui figurent aussi dans la collection de Monet. L’ensemble des quarante-trois planches d’Hiroshige, réparties entre trois séries célèbres, souligne la fascination de Vincent pour ces compositions audacieuses, spécialement pour les {Cent vues célèbres d’Edo} qu’il copie à l’identique. Parfois il transpose et ajoute des symboles japonisants
(nénuphar, pont suspendu ou bambou) dans une illusoire volonté de véracité. Vincent achète ses premières gravures à Anvers, vers 1855, année où il témoigne dans une lettre à son frère Théo de son intérêt pour «les crépons »: “Mon atelier est assez supportable, surtout depuis que j’ai épinglé aux murs toute une collection de gravures japonaises qui me plaisent fort.“ Habitant les Pays-Bas, premier carrefour privilégié du marché de l’art avec l’Extrême-Orient grâce à la Compagnie hollandaise des Indes Orientales, il les découvre très tôt. Il organise lui-même, en 1887, une manifestation de gravures japonaises au Café du Tambourin à Paris, qui s’avère être un four selon ses propres dires.
Entreprise tardivement, en 1910, la collection de Rodin (Musée Rodin) est aussi variée du point de vue thématique que celle de Monet et comporte en plus des shunga (estampes érotiques); mais elle n’en a pas l’unité. Elle associe des gravures, “tardives“ à des épreuves superbes de Kiyonaga, Toyokuni et Hiroshige, mais procède plus du hasard que d’un choix délibéré. Elle est le fruit de l’amitié d’Albert Kahn qui lui présente des japonais attirés par sa renommée et curieux de l’art du maître incarnant pour eux la sculpture française. Ils lui offrent en reconnaissance quelques estampes. La comparaison avec les collections de ces artistes met en valeur la volonté délibérée de Monet de se constituer un ensemble représentatif de l’Ukiyo-e, impliquant recherche et joie de l’œil.
La découverte des estampes japonaises.
Félix Bracquemond, les frères Goncourt et plus tard Monet, ont cherché individuellement à s’octroyer la primeur de la découverte des estampes japonaises et sans vouloir s’immiscer dans cette vieille querelle, il faut essayer de rétablir les faits. Interrogé par ses biographes, Gustave Geffroy et jean-Pierre Hoschedé, Monet accrédite l’idée qu’il a découvert les estampes japonaises lors d’un séjour à Zaandam en Hollande en 1871. Deux ans avant sa mort, désirant sans doute embellir son rôle d’initiateur, Monet affirme à Marc Elder avoir acheté sa première estampe au Havre, en 1856, à l’âge de seize ans. Cette dernière explication est sujette à caution, d’autant que le premier traité commercial avec la France, consécutif à l’ouverture du japon, n’est signé que le 9 octobre 1858. Si des estampes parviennent en France avant cette date, il s’agit surtout d’estampes contemporaines de Yokohama. Les œuvres d’Hokusai, d’Hiroshige et plus tardivement d’Utamaro ne sont connues d’un cercle restreint d’amateurs que dans les années 1860. Certains historiens d’art, tel Jacques Dufwa, pensent même que sa collection date de son installation à Giverny, en 1883, quand ses moyens financiers lui ont permis d’acheter des épreuves plus chères. Mais, dans son compte-rendu de l’Exposition Universelle de 1878, Le japon à Paris, Ernest Chesneau, critique attentif et bienveillant des impressionnistes depuis 1874, parlant des collections de peintres, cite celles de Degas et de Monet. Il confirme ainsi la première version du peintre sur sa « découverte des estampes en Hollande », d’autant que le tableau Méditation. Madame Monet au Canapé (jeu de Paume) présente dès 1871 un décor japonisant avec éventail et porcelaine.
La culture japonisante de Claude Monet.
Le japonisme, défini comme un engouement pour l’art japonais, avec ses répercussions dans l’art et la décoration en Europe, marque la deuxième moitié du XIXe siècle. Soutenu par les manifestations officielles, les marchands, les collectionneurs, les sociétés savantes et finalement les grands magasins, enrichi par les comptes-rendu de voyages et les articles, ce « mouvement » est révélé au public par l’Exposition Universelle de 1867. Pour cette occasion, le gouvernement japonais commande une centaine d’estampes à des artistes contemporains : Kunisada, Sadahide, Yoshitora et Yoshitoshi. D’autre part, Philippe Burty prête quelques-uns de ses albums illustrés japonais qui font une forte impression sur Théodore Duret. Et Chesneau de noter : L’enthousiasme gagna tous les ateliers avec la rapidité d’une flamme courant sur une Piste de poudre.
(HOKUSAI IITSU HITSU – Dans la province de Kai) Le grand public se familiarise davantage avec la culture japonaise lors de l’Exposition Universelle de 1878, tandis que les grandes collections des japonisants de la première heure se constituent, celles des hommes de lettres Charles Baudelaire, Philippe Burty, jules Champfleury, Emile Zola et les Goncourt, des voyageurs Enrico Cernuschi, Théodore Duret et Emile Guimet, des industriels comme Charles Haviland, des bijoutiers comme Henri Vever, des graveurs et des peintres Félix Bracquemond, Carolus Durand, Edgar Degas, Fantin-Latour, Charles Gillot, Edouard Manet, Manzi, Henri Tissot et Monet. Burty peut écrire : « Le japon vient de remporter à lexposition Universelle sous les doubles formes de ses arts et de ses industries d’autrefois et d’aujourd’hui une victoire complète et décisive.
Monet, installé à la campagne, suit de près ces manifestations parisiennes comme en témoigne une lettre adressée à Paul Durand-Ruel : « Ce n’est pas mardi l’ouverture de l’exposition japonaise, mais demain lundi. C’est donc demain que je viendrai ». Il s’agissait là d’une rétrospective organisée par Louis Gonse, en 1883, à la galerie Georges Petit, comprenant trois mille pièces dont des estampes provenant de collections privées parisiennes. En 1890, l’estampe japonaise triomphe à l’exposition de l’École des Beaux-Arts, qui offre un panorama complet de l’Uklyo-e, des origines à 1860.
A ces grandes rétrospectives, dont nous ne mentionnons que les plus importantes, succèdent des manifestations consacrées à des individualités comme par exemple Utamaro et Hiroshige, à la galerie Durand-Ruel, en 1893. Exposition qui fascine les impressionnistes.Monet et Pissaro, ce dernier confiant à son fils Lucien : « Admirable, l’exposition japonaise. Hiroshige est un impressionniste merveilleux. Moi, Monet et Rodin en sommes enthousiasmés (..) ces artistes japonais me confirment dans notre Parti pris visuel“. Monet acquit peut-être à cette occasion des gravures d’Utamaro et d’Hiroshige.
Les récits de voyage
La réouverture du japon aux Occidentaux offre l’occasion aux Français d’explorer ce pays et d’en rapporter des objets. Ainsi Charles Chassiron, Cernuschi, Duret et Philippe Sichel racontent leurs souvenirs de voyage dans des ouvrages hauts en couleurs, qui prennent place dans les bibliothèques des japonisants. Edmond de Goncourt note à ce propos dans son journal: « Au fond, c’est bien certainement le voyage de Philippe Sichel et plus tard le voyage de Bing qui ont fait faire connaissance intime à l’Europe avec le japon et qui ont vulgarisé l’art de l’ Empire du Soleil en Occident ». On reproche souvent aux japonisants d’avoir abordé la culture nippone d’une manière partielle. Cependant, les Goncourt ou Philippe Burty possèdent une riche documentation sur l’histoire, les mœurs, la littérature et les arts de ce pays. La bibliothèque de Monet à Giverny renferme encore aujourd’hui les ouvrages de Duret, Henri Focillon et Gustave Migeon dédicacés au peintre. Des études de Bing, Goncourt et Revon révèlent son intérêt pour Hokusai, mais également l’importance des monographies consacrées à Hokusai graveur.
Les boutiques
Monet fréquente probablement, comme ses amis, ces boutiques déjà spécialisées dans les produits d’Extrême-Orient, reconverties récemment dans l’importation d’objets japonais. Les marchands Decelle à l’enseigne de L’empereur Chinois et Bouillette à celle de La Porte Chinoise, vendeurs de thé, affichent désormais à leurs devantures de la rue Vivienne: «articles de Chine, de l’Inde et du japon». Ainsi, dès l’ouverture de leur boutique en 1863, Monsieur et Madame Desoye se spécialisent dans l’art japonais et vendent des albums illustrés qui émerveillent Baudelaire. Pour répondre à une demande de plus en plus pressante, d’autres magasins s’ouvrent dans les années 1870 et leurs propriétaires Samuel Bing et Philippe Sichel entreprennent, comme les Desoye, le lointain voyage au pays du Soleil Levant à la recherche d’une marchandise abondante et bon marché. Sichel raconte avec verve «cette chasse à l’objet», dans son livre « Notes d’un bibeloteur au japon ». Très vite des japonais, ayant deviné l’importance de ce marché, installent à Paris des succursales dont la maison mère exporte de Tokyo ou de Yokohama, tels Mitsui et Cie, Wakai et Hayashi.
TADAMASA HAYASHI
Blanche Hoschedé, la belle-fille de Monet, rapporte que le marchand japonais Tadamasa Hayashi rendait souvent visite au peintre de Giverny. Arrivé à Paris à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1878, Hayashi travaille alors pour le compte de la firme Kiritsu, chargée par le gouvernement Taikoun d’en organiser la section japonaise. Il crée ensuite avec Oyaji Wakai une affaire qui s’occupe d’importation d’objets d’art et d’estampes du pays du Soleil Levant. Puis en 1890, il s’installe à son compte au 65 rue de la Victoire et figure au Didot-Bottin sous la mention : objets d’art du japon. Expertises et renseignements pour musées et collections.
Hayashi se lie d’amitié avec Monet et les autres collectionneurs et les initie aux mystères de l’artjaponais. Il collabore activement aux livres Outamaro et Hokousai rédigés par Edmond de Goncourt, en lui procurant des traductions de textes japonais et d’innombrables renseignements. Louis Gonse, lui aussi, fait appel à ses connaissances pour son livre intitulé “L’art japonais“.
(UTAMARO HITSU -Femme au miroir) Voyageur infatigable, il ne cesse de faire le trajet France-japon et au cours de onze années d’activités parisiennes, il reçoit deux cent dix-huit livraisons en provenance du japon acheminées par bateaux français depuis Yokohama. Il importe ainsi 156487 estampes japonaises, sans compter les inro (boîtes à médicaments), les laques, les gardes de sabres et autres objets.
Mais Hayashi ne se cantonne pas dans son rôle de marchand d’art japonais, il se passionne aussi pour l’art français et en particulier pour les impressionnistes, dont il collectionne les œuvres. Il acquiert entre autres deux peintures de Monet : Côtes Rocheuses. Roches du Lion, Belle-Ile (Wildenstein, 1090) et jeune fille dans le jardin de Giverny (Wildenstein, 1207) en échange d’estampes d’Utamaro, d’Eishi et d’Hokusai portant son cachet et qui figurent toujours dans la collection de Monet.
Cette thèse d’un échange trouve confirmation dans le témoignage de Raymond Koechlin, à qui Monet a montré de très belles estampes et des poteries obtenues contre certaines toiles. Du reste cette pratique semble assez courante, comme le suggère une lettre de Vincent van Gogh à son frère Théo : « Cela te procurera un Claude Monet et d’autres tableaux, car si toi tu prends le mal pour dénicher les crépons, tu as bien le droit de faire des échanges avec, aux Peintres contre des tableaux ».
En 1893, Hayashi organise à Tokyo la première exposition de peintres impressionnistes. Nommé Commissaire général de l’Exposition Universelle de 1900 à Paris, il doit renoncer pour ce faire à toute activité mercantile et se charge alors de l’édition du magnifique ouvrage Histoire de lArt du japon, publié à cette occasion.
Après vingt-trois ans passés en France, il retourne définitivement dans son pays. Un de ses désirs les plus chers est de faire don de sa collection d’impressionnistes au musée de Tokyo, afin que ses compatriotes puissent se familiariser avec cet art. Malheureusement il meurt en 1906 avant d’avoir pu mener à bien son projet.
KOJIRO MATSUKATA
Parmi les amis japonais du peintre on trouve aussi Kojiro Matsukata. Homme d’affaires, arrivé en France en 1920, il s’intéresse très vite aux impressionnistes et en particulier à Monet dont il acquiert vingt-cinq toiles. Familier de Giverny, il est photographié sur le pont japonais aux côtés de sa nièce Madame Furoki, vêtue d’un kimono, et de Monet. Auteur d’une superbe collection d’estampes japonaises qui constitue aujourd’hui le fonds du Musée National de Tokyo, il souhaite aussi créer au japon un musée pour sa collection d’œuvres impressionnistes. Malheureusement son rêve ne se réalisera pas, car une partie de sa collection sera mise sous séquestre par le gouvernement français en 1944, et restituée au japon en 1959, huit ans après sa mort.
Hayashi et Matsukata apportent à Monet leur connaissance du japon et de son art. Mais ils sont aussi des admirateurs actifs du peintre français, dont ils font connaître I’œuvre dans leur pays. Grâce à eux les musées japonais possèdent de nombreux tableaux de Monet, et celui-ci est un des peintres français les mieux appréciés du public nippon. Nous voyons ainsi l’importance des marchands dans la diffusion de l’art japonais mais, il ne faudrait pas pour autant négliger l’apport des amis collectionneurs.
THÉODORE DURET
(HIROSHIGE GA – La pluie) Par l’intermédiaire de Camille Pissarro, Monet fait la connaissance, en 1873, du critique et collectionneur Théodore Duret, qui lui apporte une vision personnelle du japon et lui ouvre de nouvelles perspectives. Issu d’une famille aisée et héritier d’une marque de cognac, Duret débute sa carrière comme président de la Société vinicole des Charentes. Républicain, il soutient les fédérés, ce qui l’oblige, en 1871, à s’expatrier en compagnie de son ami Cernuschi pour échapper au peloton d’exécution. Il part visiter l’Extrême-Orient et séjourne longuement au japon, qu’il avait déjà exploré en 1863. Ce globe-trotter rapporte de nombreux souvenirs qu’il consigne dans son livre Voyage en Asie.
A son retour, il est entouré d’égards par les japonisants captivés par ses récits et les albums illustrés qu’il a rapportés. Il développe ses réflexions sur l’art de l’Empire du Soleil Levant dans un article de la Critique d’Avant-Garde (1885), ouvrage qu’il offre à Monet avec une dédicace. Enrichi par ses discussions sur la peinture avec Manet, Pissarro et Monet, il analyse les estampes ukiyo-e selon « la vision impressionniste » : « Les japonais eux, n’ont pas vu la nature en deuil et dans l’ombre, elle leur est, au contraire, apparue colorée et pleine de clarté ». Son séjour au japon lui permet de décrire les objets dans leur fonction, définissant ainsi le mode de vie des Nippons. Son optique est certes partielle mais juste ; elle s’éloigne d’une définition de l’art japonais jusque-là purement formelle. Sa bibliothèque d’albums illustrés japonais, aujourd’hui encore une des plus importante d’Europe (à la Bibliothèque Nationale depuis 1900), est à rapprocher, toutes proportions gardées, de celle de Monet (Musée Marmottan). Sa description détaillée de la Manga et des Cent vues du Fuji d’Hokusai ainsi que des livres d’Hiroshige a peut-être incité Monet à acquérir des albums.
GUSTAVE GEFFROY
Défenseur de sa peinture sans le connaître, le critique d’art Gustave Geffroy rencontre Monet par hasard à Belle-Ile en 1886. Il prête à cette époque sa plume au japon artistique de Bing et consacre deux articles aux Paysagistes japonais. Le japon lui étant dévoilé par les écrits et les récits des autres, il en donne une vision littéraire et féerique, assimilant ce pays à un jardin miniature enveloppé d’air lumineux et l’art japonais à l’histoire de son paysage. Comparant les deux maîtres du paysage ukiyo-e, il définit Hiroshige comme, un imaginaire artiste[ .. ] destiné aux popularités immédiates » et donne sa préférence à Hokusai qu’il qualifie de « poète d’autre envergure. Peintre de mœurs comme pas un ». Ami des Goncourt, il sera d’ailleurs président de leur académie. Il reçoit d’Edmond, en 1890, un album de la Manga (recueil de dessins d’Hokusai) et le remercie en ces termes : C’est un don exquis, et dont je vous suis infiniment reconnaissant. Des dessins d’Hokusai et une si affectueuse dédicace d’Edmond de Goncourt, c’est fait pour me rendre heureux. Grâce à vous, j’ai le japon chez moi, et un souvenir charmant de votre amitié. Personnage clé par la position qu’il occupe dans le monde des lettres et des arts, Geffroy fait partie de ce cercle de japonisants dont Monet est un des participants.
GEORGES CLEMENCEAU
(HIROSHIGE HITSU – Le pont du singe) Collaborateur au journal La justice de Georges Clemenceau, Geffroy renoue les liens entre l’homme politique et le peintre de Giverny. Homme de culture, passionné d’art grec et d’objets d’Extrême-Orient, Clemenceau réunit grâce à son ami Francis Steenackers, consul à Yokohama, un ensemble de trois mille cinq cents Kogo (boîtes à parfum). Il possède aussi des estampes japonaises dont certaines (deux Harunobu, deux Utamaro, un Sharaku et des Hiroshige) dignes de figurer à l’exposition de 1890 (École des Beaux-Arts). En 1891, sur son initiative, le Musée du Louvre achète deux statues japonaises, prémisse d’un département d’art japonais. Aujourd’hui, les quelques estampes conservées dans l’appartement parisien de Clemenceau, rue Franklin, voisinent avec le tableau de son « vieux frère » (Monet) : Le Bloc (Wildenstein, 1228).
RAYMOND KOECHLIN
La première rencontre entre Claude Monet et le collectionneur Raymond Koechlin a lieu en 1897, dans les salons de la galerie Georges Petit, lors de la vente de tableaux de la collection Henri Vever où sont dispersés des Monet, des Pissarro et des Sisley. Cet historien alsacien, de famille aisée, incarne le connaisseur au sens le plus large du terme. Aussi passionné d’art japonais, chinois et musulman que d’art français du Moyen Age ou de peinture impressionniste, il a le “coup de foudre“ pour les estampes à l’exposition de 1890 à l’École des Beaux-Arts, et témoigne encore de son enthousiasme pour l’art ukiyo-e dans les préfaces qu’il rédige lors des prestigieuses manifestations du Musée des Arts décoratifs ». Exemple de la seconde génération des japonisants, il réunit un bel ensemble de gravures par l’intermédiaire de Hayashi et relate avec humour sa première rencontre avec le marchand dans son livre Souvenirs d’un vieil amateur de l’art d’Extrême-Orient (1930). Homme de musées, il donne dès 1902 une partie de ses estampes aux Arts décoratifs et lègue en 1931 des gravures « primitives », des Hokusai et Hiroshige au Musée du Louvre. L’origine de l’amitié de Duret, Geffroy, Clemenceau et Koechlin pour Monet et le lien privilégié qui les unit au peintre se situe plus dans leur admiration pour son œuvre et sa personnalité que dans leur passion commune pour les estampes. Tous sont de fervents défenseurs de la peinture de Monet en butte aux railleries du public et à l’incompréhension des critiques.
Extraits du livre « La collection d’estampes japonaises de C. Monet » © Geneviève AITKEN et Marianne DELAFOND