Giverny | La Normandie et le traité de 911
QUE S’EST-IL PASSÉ EN 911 ?
Il y avait des gens qui vivaient sur le plateau dominant la Seine et d’autres qui habitaient des grottes dans les contreforts de la vallée. Le fleuve souverain, dessinait des boucles éructant quelques îles au passage, avant de rejoindre au loin la mer. À peu de kilomètres du fleuve, la voie romaine avait été tracée, parallèle à l’axe de la Seine, aussi rectiligne que la Seine était ondoyante. Les deux se complétaient pour offrir aux indigènes de quoi ouvrir leur horizon. Car c’était une vie dure en 911. Il fallait se battre avec la terre pour obtenir sa survie. On n’était pas nombreux, on mourait jeune. On cultivait la terre, on fabriquait le nécessaire et aussi le superflu, lequel est un autre nécessaire. Et en ce temps-là, la nuit surtout, avant de se coucher, on récitait cette prière : “Seigneur, délivre nous de la fureur des Normands“. Cela faisait déjà plusieurs générations que petits et grands plongeaient dans le noir avec au ventre la peur des Normands.
Or ces Normands étaient des marins venus de mers inconnues et glacées et qui introduisaient leurs navires dans tout le pays, en passant par le moindre fleuve, pillant, ravissant l’or et les femmes avant de se replier aussitôt dans des îlots inaccessibles, pour mieux repartir et ravager d’autres contrées. Ils manoeuvraient rapidement, surgissaient et s’enfuyaient sans qu’on puisse les prévoir. La peur qu’ils inspiraient s’augmentait de la peur de la peur.
On finissait toujours par les vaincre, pour peu qu’on envoie assez de soldats, mais ils revenaient ailleurs, plus nombreux, passant par une autre rivière, comme d’une veine à l’autre dans le système sanguin du royaume. Vers la fin du IXème siècle, le problème devint crucial. Attirés par la bonne fortune de leurs compatriotes, de plus en plus de jeunes vikings désoeuvrés se regroupaient en bandes et tentaient à leur tour l’émigration vers le pays des Francs. Peu à peu, la lutte contre les Normands apparut à tous comme le défi du siècle. Charles le Simple avait déjà failli perdre sa couronne pour y avoir échoué. Nous voici en été 911. Plusieurs princes francs, d’ordinaire rivaux se liguent afin d’éliminer les Normands. Bref ! un gros regroupement de pirates est vaincu à Chartres et obligé de se replier. Ce sont les Normands de la vallée de la Seine, ils vont regagner leur principal repaire, celui d’où ils contrôlent la circulation sur le fleuve, l’île de Jeufosse, à la confluence de l’Epte. Et cela recommencera sans doute, à un moment ou un autre, ils reviendront. Ils ne cherchent pas à conquérir le pouvoir, à imposer une civilisation, ce sont des exilés, qui n’ont emmené ni les femmes, ni les bardes, ni les reliques de leur ancien pays.
Leur chef, Rollon a bien trente années d’expérience de cette vie, il connaît les Francs, leurs fleuves, leurs moeurs et leur mode de pensée. Le roi Charles le Simple, s’il ne résoud pas une fois pour toute le problème normand, sait qu’il est perdu. Il faut trouver une solution durable, la guerre est une épreuve pour tous. Alors, entre le Franc et le Normand, il va falloir traiter.
Sur les bords de l’Epte, à l’endroit précis où la rivière est traversée par la voie romaine, Charles le Simple gagne une enceinte fortifiée sise à proximité d’un îlot qui servira de terrain neutre. Ses conseillers vont conférer avec les conseillers de Rollon. Et les Normands ont la réputation d’être rusés.
Alors quel traité pour que la solution en soit une ? Qui du Franc ou du Normand va l’inventer ? En voici le résultat, résumé en cinq points. Les Normands renoncent à naviguer sur l’Epte, en échange, ils pourront continuer de le faire sur les fleuves et les rivières en deça.
Charles le Simple renonce à contrôler lui-même la partie au delà de l’Epte, en échange, Rollon devra lui rester fidèle, le soutenir et le débarrasser des autres Normands. Rollon est nommé comte de Rouen, en échange il devra se reconnaître vassal du roi et lui baiser le pied. Enfin le roi fait de Rollon son gendre, en échange, Rollon devra se convertir au Christianisme. Les Normands ne pilleront plus les monastères, ni les populations, en échange, ils reçoivent le droit de les administrer.
Rollon, l’ancien jeune pirate banni de son pays, deviendra ici un notable, un prince. Les Normands convertis au Christianisme apprendront le latin et le français dès la naissance de cette langue. Néanmoins, ils garderont de leur ancienne patrie la Scandinavie, certains us et coutumes, et surtout leur savoir technique. Les successeurs de Rollon agrandiront très vite la concession faite en 911, jusqu’à l’indépendance réelle de leur nouvelle patrie. C’est ainsi que de l’invention d’un traité est née la Normandie, un pays qui exista ensuite près de trois siècles, toujours avec l’Epte pour frontière, avant d’être reprise par Philippe Auguste et de lentement se fondre parmi les régions de la France.
© Frédéric Révérend
LES NORMANDS : L’APRÈS 911
Créateurs d’entités politiques nouvelles, bâties autour de structures féodales, les Normands furent aussi à l’origine d’un essor culturel étonnant. Le dynamisme dont ils ont fait preuve fournit un remarquable matériau d’enquête et de compréhension des mécanismes du pouvoir, en même temps qu’un aperçu sur la “géopolitique“ médiévale. On retrouve dans l’expansion normande l’héritage viking, fait d’entreprises audacieuses de marins et de guerriers attirés par les aventures lointaines, renforcé par l’idéal aristocrate de la prouesse au combat, si vivace aux XIe et XIIe siècles. Mais ce legs s’adapte aux nouvelles réalités, dont la diffusion du mercenariat, qui fait entrer les Normands au service des Byzantins ou des souverains espagnols lancés dans la reconquête. A cet égard, la période 1015-1025 marque un tournant décisif, conséquence sans doute de la consolidation de la puissance ducale.
Dans la foulée de ces expéditions vers l’Empire byzantin, les Normands participent de manière massive à la première croisade. Bohémond de Tarente fonde la principauté d’Antioche, après la prise de la ville qu’il garde pour lui, au mépris des accords passé avec l’empereur Alexis le 1er Comnène, stipulant le retour à Byzance des cités qui étaient passées aux mains des Turcs après la défaite de Mantzikert (1071). Sans que l’on puisse parler d’empire, car il n’y a pas d’unité politique entre ces différents espaces, une aire de domination normande s’étend à la fin du Xe siècle de Londres à Antioche, en passant par Rouen, la Calabre et la Sicile. Des relations existent pourtant entre ces différents pays, en raison des liens familiaux qui les unissent par-delà les distances. On peut dégager des similitudes dans les structures mises en place : un pouvoir central puissant et appuyé sur une féodalité solidement organisée et soigneusement contrôlée.
Les Normands, issus de la fusion des Scandinaves et des Francs, ne conservèrent guère de leurs ancêtres vikings que des éléments d’ordre juridique, notamment dans le droit de la mer et dans le droit pénal. La pratique de l’exil, de la mise “hors la loi “ des rebelles de rang élevé, qui porte le nom d’Ullac, à l’origine du terme d’Outlaw, puise ses origines dans le fonds nordique. Des Scandinaves, les Normands ont aussi hérité des toponymes et des noms de famille : Toutain dérive de Thorstein, Anquetil d’Ansketil… Les Normands ont également innové et su favoriser la vie culturelle : les abbayes de Jumièges, du Bec-Hellouin (qui attire le savant Lanfranc de Pavie en 1042) et du Mont-Saint-Michel sont des centres de copie et de conservation des manuscrits à partir du XIe siècle, et plus encore au cours du Xllème.
Enfin la Normandie fut à l’origine d’une production artistique de grande valeur, que l’on retrouve, modifiée mais tout aussi remarquable, en Angleterre ou en Sicile. Les techniques des bâtisseurs d’églises et de palais s’exportèrent. Parmi les réussites les plus exceptionnelles figure la tapisserie de Bayeux, toile de lin brodée, longue de 70 mètres, qui narre les préliminaires et le déroulement de la bataille de Hastings, selon une conception qu’on a pu qualifier de « cinématographique ».
Le dynamisme du duché de Normandie s’est répercuté à travers l’Europe grâce aux aventures anglaise, italienne ou par le biais de la croisade. Il y a bien, au XIe siècle, un “monde normand“ en Europe, qui constitue l’une des créations les plus originales des temps médiévaux.
© Sylvain GOUGUEHEIM, regards sur le Moyen Age.